Dans son dernier disque, Three Worlds : Music from Woolf Works, Max Richter explore le temps et la mémoire à partir de l’œuvre de Virginia Woolf. Un disque exceptionnel et merveilleux à l’image de cette grande dame des lettres anglaises.
Virginia Woolf était une fine observatrice des détails de la vie et ce sens de l’observation a guidé son travail d’écrivain : on le sent dans toute son œuvre, autant dans ses romans novateurs et ses essais perspicaces que dans ses lettres et ses journaux intimes. Son talent pour exprimer des états d’esprit changeants dans une prose lyrique, pour attirer le lecteur dans la psychologie de ses personnages et pour suivre les dédales singuliers de la conscience a influencé des générations d’artistes depuis sa disparition il y a soixante-quinze ans. Max Richter est le dernier en date à raviver le souvenir de cette femme de lettres exceptionnelle : dans son disque Three Worlds : Music from Woolf Works il convoque l’art plein de vitalité de la romancière et évoque la tragédie de sa vie marquée par une maladie mentale et interrompue par le suicide.
Three Worlds : Music from Woolf Works tire sa substance de la partition écrite par Richter pour le ballet Woolf Works du chorégraphe Wayne McGregor, première grande production de celui-ci pour le Royal Ballet de Londres. Le spectacle, présenté à Covent Garden en 2015, a remporté un Olivier Award (les Molières britannique) dans la catégorie “Meilleure nouvelle production chorégraphique”. Le Guardian l’a jugé “exaltant et envoûtant” tandis que le London Evening Standard a salué sa “vision et son ambition”. À écouter ses diverses partitions, vous comprendrez pourquoi aisément.
Woolf Works a bénéficié de la riche expérience que Max Richter et Wayne McGregor avaient acquise en travaillant ensemble. Richter avait en effet déjà écrit la musique des ballets de McGregor Infra et The Future Self, et le chorégraphe avait mis en scène deux des partitions du musicien, l’avatar des Quatre Saisons de Vivaldi et l’opéra de chambre Sum. McGregor a construit Woolf Works autour de thèmes provenant de trois romans de Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Orlando et Les Vagues, et mêlé des fragments de lettres, journaux intimes et autres écrits dans la structure tripartite de son œuvre.
Le point de départ de Woolf Works a été une série de conversations, se souvient Richter. « On travaille ensemble depuis un certain temps maintenant, donc on avance de manière assez fluide, explique-t-il. On bavarde, on se passe et se repasse des éléments, on construit ensemble une sorte de collage. » L’imagination de Richter s’enflamme lorsqu’il entend un enregistrement de la voix de Virginia Woolf datant de 1937, une émission de radio de la BBC où elle parle des mots et des immenses « grottes de souvenirs » qui leur sont attachées. « Lorsque l’idée de faire ce ballet a commencé à se concrétiser, je suis parti à la recherche de documents de toutes sortes, photos, mémoires, biographies… Je ne m’attendais pas à trouver un enregistrement de Virginia Woolf – c’est le seul qui a subsisté. On se trouve soudain comme dans une incroyable machine à remonter le temps qui vous permet d’entendre sa voix et sa magnifique manière de parler. J’ai utilisé assez souvent des mots parlés dans mon œuvre, alors tomber sur l’auteur lisant ses propres textes a été pour moi comme un cadeau de Noël. Ça a été la mise à feu du langage musical de la première partie du ballet, inspirée de Mrs Dalloway, et l’œuvre s’est ensuite développée à partir de là. »
Three Worlds s’ouvre sur le carillon reconnaissable entre tous de Big Ben, la grande cloche de la tour horloge du palais de Westminster que l’on entend, malgré les bruits de circulation de la ville, depuis Gordon Square, dans le quartier de Bloomsbury, où Virginia vécut avant d’épouser Leonard Woolf. Puis résonne la voix de l’écrivain et sont égrenés les souvenirs d’une journée de la vie fictive de Clarissa Dalloway. La partition grouille des mille choses que Virginia Woolf appelait « la texture de la journée ordinaire » et confronte ces choses familières, simples et réconfortantes à maints égards, avec les moments où les sens sont en éveil et où naît une expérience particulière, où remontent de vieux souvenirs qui lient le passé au présent, où affleurent des sentiments qui ne peuvent être reniés.
Richter a lu vers vingt ans plusieurs romans de Virginia Woolf, notamment Mrs Dalloway et Orlando. Si leur langage et leur imagerie ont fait sur lui une impression durable, il y a découvert de nouvelles perspectives en les relisant au cours du travail préparatoire de Woolf Works. « Revisiter un auteur après un certain nombre d’années est pour moi toujours surprenant, observe-t-il. Les livres de Virginia Woolf ne correspondent pas à mon souvenir. Mais évidemment, ce sont les mêmes livres, c’est le lecteur qui a changé… D’une certaine manière, Mrs Dalloway est toujours le roman que je préfère d’elle à cause de sa tonalité et de son climat extraordinaires. Cela dit, relire cet écrivain aujourd’hui et découvrir Les Vagues a été une nouvelle expérience, je suis entré dans son univers en adulte. » Ces lectures lui ont fourni des idées supplémentaires pour sa partition, ajoute-t-il. Orlando, biographie fictive d’un poète qui se transforme en femme et vit sans vieillir de la fin de l’ère Tudor (XVIe siècle) à l’époque contemporaine, a amené Richter à La Folia, à l’origine une danse populaire portugaise si sauvage et bruyante qu’on l’a associée à la folie. « Le thème de La Folia m’est venu pour la partie sur Orlando à cause de l’idée de la transformation qu’exploite le roman. Orlando est un ouvrage vif et enjoué plein d’imagination et de possibilités. Le thème de la transformation a une correspondance évidente en musique, la forme variation que j’aime et utilise souvent. J’ai cherché à donner naissance à l’éventail de variations le plus large possible à partir de l’air simple et célèbre de La Folia, et à refléter un kaléidoscope historique de textures sonores. »
On entend dans Three Worlds des sonorités orchestrales, des instruments solistes, du chant sans paroles pour soprano, des sons électroniques, des bruits de la nature et de la ville. Ce collage multistrate de sons et de styles parle de transformation et de l’éphémère de toute chose. « Je voulu évoquer l’acte de sauter d’un langage à l’autre, quelque chose que Virginia Woolf fait si brillamment dans son écriture, indique Max Richter. Soudain, au milieu d’une phrase, on réalise qu’on est dans la tête d’un autre personnage que celui qu’on croyait. C’est un aspect incroyable de son art qui vous fait découvrir le monde à partir de perspectives multiples et avec des voix si diverses. Elle a beau être en prise avec le creuset moderniste, elle a ce don singulier de pouvoir aborder directement des problèmes très personnels et pourtant universels. Elle a beaucoup à dire sur le fait d’être vivant, d’arriver à vivre. »
L’émouvante lettre d’adieu que Virginia Woolf a écrite à son époux avant de se suicider, lue par Gillian Anderson, donne le ton contemplatif de Tuesday, la dernière plage du disque et la plus longue. Le morceau démarre sur des sonorités de vagues qui se brisent puis une mélodie plaintive se développe, sans cesse répétée et sans cesse changeante, qui devient une méditation onirique sur la vie et la mort, l’être et le néant. « Mon approche renoue avec le plaisir esthétique des choses simples et bien faites, commente Richter. Il s’agit d’en faire “moins”, mais de le faire “bien” – je l’espère en tout cas. Évidemment, “bien” est subjectif, mais c’est mon objectif. Je crois que Tuesday renvoie au minimalisme en peinture et en architecture. Au sein de ce que l’on appelle la spiritualité, ce morceau est lié au zen. Tous ces éléments se rejoignent dans un effort d’atteindre le maximum à partir du minimum. »
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Écoutez Three Worlds : Music from Woolf Works de Max Richter
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